5/17/2010

L’épuisement de la terre l’enjeu du XXIe siècle, Daniel Nahon


Le principal outil des agriculteurs, la terre, disparaît à une vitesse effarante autour du globe. Partout, le sol se dérobe sous les pieds de l’homme qui crée deux fois plus d’érosion que l’eau et le vent. Les rendements céréaliers plafonnent, y compris au Québec. Symbole de fertilité des sols, le lombric est le porte-étendard d’une « révolution doublement verte ». Une révolution qui veut augmenter les rendements pour nourrir une population de 9 milliards d’habitants d’ici 2050 tout en incluant le vert de l’écologie. « Agriculture écologiquement intensive », « écoagriculture », peu importe le nom, le concept se situe entre les agricultures intensive et biologique et vise à mieux faire travailler la nature pour le compte de tous. Il intéresse tant les pays riches que pauvres parce qu’il diminue le coût des intrants (engrais, diesel, pesticides) tout en redonnant une santé à une planète intoxiquée.

Le Coopérateur agricole s’entretient avec le chercheur émérite français de réputation internationale, Michel Griffon, auteur d’un nouveau livre Pour des agricultures écologiquement intensives (www.aube.lu.)Depuis cinq ans, en France, la recherche agricole est réorientée à raison de 14 millions $ par année vers ce concept, mariage entre l’agriculture intensive et biologique, qui risque de s’étendre comme une traînée de poudre chez les agriculteurs à l’échelle de la planète.

■ Le Coopérateur agricole : Rappelez-nous comment notre agriculture actuelle s’inscrit dans la Révolution verte?

■ Michel Griffon : Ce qu’on appelle Révolution verte c’est la traduction en Inde, aux Philippines et autres pays tropicaux dans les années 60 de la grande transformation en agriculture américaine et européenne débutée en 1920 et 1930. C’est-à-dire une agriculture fondée sur les semences sélectionnées, l’utilisation d’engrais, la préparation du sol avec un labour profond et puis progressivement l’utilisation de produits de traitements phytosanitaires, pesticides, herbicides.
■Quels buts visaient cette révolution verte?
■Éliminer les famines dans le monde. À cet ensemble de techniques de production se sont ajoutées des politiques d’appui au développement agricole inspirées du plan Marshall. C’est à dire des crédits de subventions aux engrais et des politiques de prix des denrées qui ont boosté l’agriculture.
■Cette Révolution verte aurait-elle atteint ses limites?
■Cette agriculture intensive a permis de sortir des famines. Les résultats étaient fabuleux, les rendements avaient doublé en dix ans. Mais à partir de 1990-92-93, on a commencé à voir des plafonnements de rendements dans presque tous les pays du monde, incluant l’Europe qui a aussi besoin de rendements élevés pour nourrir sa population. Les États-Unis un peu moins parce que, proportionnellement, ils ont plus de surface de culture.
■Cette baisse de rendements à l’échelle mondiale a-t-elle inquiété?
■Oui. Pour The Conservative Group for Agricultural Research (CGAR), qui est l’organisation internationale de la recherche pour la révolution verte, ç’a été un coup de tonnerre. On s’est dit à l’époque que si la population mondiale continue à monter et que les rendements plafonnent, tôt ou tard il y aura des pénuries et on va se retrouver dans une situation qui était celle des années 60. La crise alimentaire mondiale de 2008 vient nous rappeler que la menace existe toujours.
■Qu’avez-vous fait alors?
■On a inventé le concept Double Green Revolution. Double pour accroître les rendements comme lors de la première révolution verte, mais aussi pour introduire le vert de l’écologie. Pourquoi? Parce que dans toutes les régions où il y a eu la révolution verte, il y a eu des problèmes environnementaux.
■Lesquels?
■Baisse considérable des nappes phréatiques là où on a trop irrigué. Pollution au phosphate et au nitrate par surdoses d’engrais des sols. Dans les pays en développement où l’on utilise sans grande précaution des produits phytosanitaires, on constate des maladies de peaux, des yeux, voire de la cécité. On s’est rendu compte aussi que faire du labour détruisait la vie du sol et que ça émettait beaucoup de GES. Et qu’une grande partie des engrais azotés partaient dans l’atmosphère et produisaient aussi des GES.
■Une perte de biodiversité également?
■Oui. On est passé à des paysages ultra simplifiés. D’immenses champs de blé, de maïs, de monocultures, monovariétales, comme le riz en Inde. On a même perdu une partie des plantes améliorées pendant des centaines de milliers d’années par les sociétés qui nous ont précédés.
■Vous référez souvent à l’Inde, mais est-ce que c’est le même constat en France et aux États-Unis et au Canada?
■Les États-Unis, c’est un peu moins parce qu’on ne met pas les mêmes doses. Mais c’est le même cas en France, dans toute l’Europe du Nord et dans toutes les agricultures intensives en engrais et en produits sanitaires.
■Comment ce concept Double Green Revolution a-t-il été adopté en France?
■Suite à ce que l’on appelle le Grenelle de l’environnement. C’est une très grande négociation qui a eu lieu en 2007 après des phases de grands conflits opposant les agriculteurs aux partis écologistes. On a proposé les thèses de Gordon Conway, un Anglais qui présidait le CGAR.
■Quels genres de thèses?
■Conway a essayé de comprendre comment mieux utiliser les écosystèmes à des fins productives pour faire face à la vague démographique et augmenter les rendements sur des terres cultivables limitées. Il faut trouver des technologies qui ne coûtent pas cher et qui soient « Environementaly Friendly » pour les agriculteurs du monde. On a cherché un mot qui convenait un peu mieux à la situation française. Alors, on a l’a baptisé l’agriculture écologiquement intensive (AEI).
■L’AEI est donc un nouveau contrat social entre la France et ses agriculteurs?
■Oui.
■Et vous la définissez comment, cette AEI?
■C’est une agriculture qui utilise intensivement les écosystèmes.
■Se servir des écosystèmes pour mieux produire?
■Le principe, c’est que vous avez dans la nature beaucoup d’insectes qui tuent d’autres insectes, des oiseaux qui mangent des insectes, ce que l’on appelle des chaînes alimentaires. La connaissance d’un écosystème c’est, par exemple, mettre des arbres dans les champs qui constituent des habitats pour certaines espèces d’oiseaux. Et ces espèces d’oiseaux se nourrissent particulièrement d’insectes et qui contrôlent les populations d’insectes ravageurs.
■D’autres exemples?
■La fertilité du sol est devenue purement chimique, c’est-à-dire que le sol est un substrat à l’engrais. En fait, un sol, c’est un écosystème extrêmement complexe. Il y a tout un cortège d’arthropodes, d’insectes, de nématodes et surtout des milliards de bactéries qui décomposent les plantes pour en faire de la matière organique. Cet humus se décompose à son tour et fournit d’éléments nutritifs les racines des plantes. La question que l’on s’est posée, c’est : est-ce que l’on peut amplifier ces mécanismes naturels?
■Et alors?
■Lorsqu’on arrive à recharger de la matière organique dans le sol, l’eau s’accumule dans les horizons un peu argileux et forme des complexes qui retiennent les ions minéraux et les engrais. Au bout d’un certain temps, dans certains climats, on arrive dans des performances égales ou supérieures à l’agriculture chimiquement intensive.
■Le semis direct s’intègre-t-il dans l’AEI?
■Oui cela fait partie de la famille AEI. Le semis direct a commencé à intéresser du monde parce que ce système suppose une fertilité écologiquement intensive, c’est-à-dire mieux faire travailler entre autres les vers de terre. Cette pratique tombe au moment où il y a eu les hausses des engrais et les hausses du pétrole en 2007-2008. Et le labour coûte très cher en énergie et en pétrole.
■Quelle différence faites-vous entre l’agriculture biologique et l’AEI?
■L’agriculture biologique se distingue de l’AEI au sens où on accepte encore de mettre de l’engrais, mais en complément. De même que l’on accepte de mettre des produits phytosanitaires, mais uniquement pour sauver des récoltes dans des situations très difficiles. Donc, l’agriculture biologique fonctionne un peu comme une direction générale de la recherche.
■Ça se traduit comment?
■L’agriculture biologique est extrêmement exigeante. C’est une bonne direction, mais il ne faut pas non plus se mettre des contraintes trop fortes sauf, par exemple, quand on produit de la salade ou des légumes que l’on mange crus. Par respect pour le consommateur, il faut prendre le maximum de précautions. Mais en AEI, s’il y a une rouille du blé intraitable biologiquement, on fait un traitement phytosanitaire dit raisonnable. On a diminué de moitié l’utilisation des produits phytosanitaires.
■Ce nouveau contrat social, 20 % des surfaces agricoles en bio en 2020, 50 % de fréquence de traitements phytosanitaires d’ici la même année, inquiète-t-il les agriculteurs?
■Il y a des molécules phytosanitaires qui ont été interdites purement et simplement.
■Ah oui?
■Les directives européennes suivent de toute façon. Ça inquiète beaucoup les agriculteurs parce que parfois on va se trouver en situation de manque de molécules pour faire face à des maladies. Il faut penser à l’AEI dans une transition lente. Déjà les gens qui abandonnent le labour ne le font pas sur toute la surface de l’exploitation. Ils ne prennent pas de risques.
■D’autres inquiétudes?
■Les changements climatiques. Il suffit d’une sécheresse pour que les rendements baissent fortement. On fait tout un travail d’analyse des risques.
■Et les OGM dans votre stratégie?
■Notre principe c’est qu’il faut utiliser des OGM qu’en dernier recours lorsqu’il n’y a pas d’autres solutions, ne serait-ce parce qu’il y a une immense opposition de la société en général à la manipulation du vivant. Mais on considère qu’à long terme il ne faut pas se priver d’utiliser des fonctionnalités pour les transférer d’une plante à une autre. Si par exemple, on peut lutter contre la salinité en transférant des gènes de cocotier à une autre plante.
■Les pays subventionnent l’énergie fossile à raison de 300 milliards $US par année1. Croyez-vous que l’abolition de ces subventions favoriserait l’adoption de l’AEI?
■Les agriculteurs français ont une détaxation partielle des carburants. J’y suis totalement opposé. Je pense qu’il faut au contraire que le carburant coûte cher pour évoluer le plus rapidement possible. Par ailleurs, les agriculteurs pourraient shifter vers la production de leur propre carburant, du biodiesel fabriqué à partir de colza ou autres oléagineux.
■Ce débat a lieu en France?
■Oui. C’est un débat qui n’a pas encore débouché sur des mesures de politique.
■Selon certains experts, les sols constituent un formidable piège à carbone. Est-ce que les bourses européennes prévoient récompenser les agriculteurs qui augmentent la matière organique de leur sol?
■Cette question est débattue. Les sols sont des puits de carbone à la condition que les techniques culturales conduisent bien à accumuler le carbone. Mais ce n’est pas encore reconnu par le marché européen et les droits d’émissions. On fait des travaux de recherche en ce sens.
1 BARBIER, Edward. B. Global Green New Deal, mars 2009, UNEP

No comments: